Avec les sentinelles de l'Arctique

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#géopolitique
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De juin à septembre, l’opération « bouclier arctique » mobilise les garde-côtes américains aux avant-postes du réchauffement climatique. Confrontés à l’essor du trafic maritime dans le détroit de Béring, ils tentent de protéger la dernière frontière des États-Unis.

 

Après avoir traversé le Groenland, l’avion survole l’île d’Ellesmere, au nord du Canada. Les touristes se précipitent soudainement vers les hublots. Brisée en mille morceaux, la banquise livre un spectacle à la fois magnifique. Une côte totalement libre de glaces se dessine à l’horizon : l’Alaska. Le pilote annonce la température, il fait 32 degrés. A notre arrivée à Kotzebue, les enfants se baignent avec leurs gilets de sauvetage.

Ils se jettent, plongent, chahutent dans la mer des Tchouktches. « Venez-vous baigner, elle est chaude ! », lancent Candice and Britney, enthousiasmées par ce climat hawaïen. Les parents surveillent les adolescentes par-dessus la rambarde du quai. Ils se baignaient aussi à leur époque, mais pas dans un lagon à 22 degrés, comme leurs enfants aujourd’hui. L’eau était à 13 degrés tout au plus. L’océan glacial arctique n’a jamais aussi mal porté son nom.

Autrefois terrain de jeu d’explorateurs comme Amundsen, le grand Nord se réchauffe à un rythme sans précédent sur Terre. Et pour y faire face, les gardes-côtes sont en première ligne. Présents en Alaska depuis l’achat de ce territoire à la Russie en 1867, ils assurent une présence humaine de l’été jusqu’à l’automne : l’opération Bouclier arctique.

 

Présents pour protéger la frontière dans le cadre de leur mission Arctic Shield, les gardes-côtes s’entraînent près de Kotzebue.

Basés autour de l’île de Kodiak, leurs missions consistent principalement à assurer le sauvetage dans les zones de pêche en mer Béring, le long de la côte pacifique prisée des plaisanciers et dans l’océan Arctique, depuis que le rideau de glace qui protégeait la côte Nord a cessé d’exister. Mécaniciens, pilotes, plongeurs, une douzaine de personnes compose la patrouille, qui occupe un petit hangar, tel un Fort Alamo.

« Avec le réchauffement climatique, le trafic maritime a augmenté de 150% dans le détroit de Béring depuis 2008. Cargos, tankers et paquebots s’y engouffrent pour rejoindre ou quitter les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est… qui relient désormais l’Amérique et l’Asie à l’Europe, confie le lieutenant Jeff Mistrick. Pour nous, cela crée davantage de risques pour lesquels nous devons nous tenir prêts : évacuation médicale, naufrages, ou marées noires ».

Les cotes alaskiennes ont déjà eu leur lot de catastrophes. En 1989, le naufrage du pétrolier américain Exxon Valdez a causé la pire marée noire d’Alaska. Plus de 800 km de côtes dans la région d’Anchorage furent polluées par 40 000 tonnes de pétrole brut.

A bord de l’hélicoptère qui survole la chaîne des Brooks, Jack Shadwick est la sentinelle d’un territoire, où l’humanité laisse place à l’immensité : « Les gardes-côtes doivent affronter la distance, le manque d’infrastructures, confie le pilote, car il n’y a que très peu de villes ou l’hélicoptère peut se ravitailler. Les missions peuvent durer une journée non-stop pour aller et revenir, secourir un navire en détresse ou un patient malade, en s’arrêtant pour le ravitaillement ».

 

Jeff Mistrick contrôle en mer les cargos, chalutiers, croisiéristes ou barges de chercheurs d’or, afin de prévenir les marées noires.
Jason, mécanicien, lors d’un exercice de sauvetage en montagne à l’intérieur des terres au Nord-Est de Kotzebue.
La patrouille est basée sur l'île de Kodiak, à 6 heures de vol.

Pour Jack Shadwick, dont le rêve était d’être un maverick, un crack comme Tom Cruise, l’expérience est cruciale. « On ne prend pas les pilotes qui sortent de l’école. L’environnement est beaucoup trop hostile. Il n’y a pas de radars, le temps change très vite, les prévisions se trompent souvent, la visibilité est faible et le survol des montagnes, qui culminent parfois jusqu’à 4000 mètres dans les Brooks, peut s’avérer dangereux ».

Chaque jour, il y a une situation différente à affronter. Des naufrages de bateaux de pêche en mer de Béring, des plaisanciers en catamaran pris dans une tempête… « On nous apprend à survivre en cas de problème, à construire un abri, à chasser pour nous nous nourrir, faire un feu et rester au chaud, jusqu’à ce quelqu’un vienne nous chercher. Chaque jour est une aventure. Ici, c’est la dernière frontière des Etats-Unis ! ».

A Kotzebue, les gardes-côtes sont la seule unité aéronavale à proximité immédiate du détroit de Béring, le reste des troupes civiles et militaires se trouvant à Kodiak, Fairbanks ou Anchorage. Et pourtant, malgré l’ampleur de leur tâche, les gardes côtes n’ont qu’un seul bateau capable d’opérer dans l’Arctique.

Pendant la semaine où nous étions sur place, les deux hélicoptères auront été en panne, attendant que des pièces de rechange arrivent par Hercule C-130 de Kodiak. « La peinture est neuve, mais la structure reste ancienne. Ces hélicos ont une trentaine d’années », confient les deux pilotes, Bradley et Jack.

 

Le survol de la chaîne de montagne des Brooks, qui culmine à 4000 mètres, reste périlleux.

De fait, une nouvelle compétition économique et militaire a commencé. 10 millions de tonnes de marchandises ont transité dans l’Arctique en 2017, incluant le gaz et le pétrole. 40% en provenance ou en direction du port de Shanghai. Pour convoyer ces bateaux, la Russie a construit 14 brise-glaces supplémentaires depuis 2013 et ouvert 6 bases militaires. La Chine n’est pas en reste. Auto-proclamée « État voisin » de l’Arctique, elle a déjà mené 6 expéditions dans la zone et construit 3 brise-glaces.

 « Je suis allé à Washington, il y a quelques années, pour discuter avec les garde-côtes au moment où un bateau de croisière avait réussi à franchir le passage du Nord-Ouest, raconte le maire, Lewis Pagel. Et ils nous ont dit qu’ils ne pensaient pas que le passage serait accessible avant encore longtemps, car les canadiens y sont hostiles : il y a des icebergs et la route est dangereuse. Leur plan, c’est d’attendre qu’un passage direct à travers le pôle Nord se libère. C’est ce sur quoi ils misent. Ils pensent que la banquise va totalement disparaître dans 20 ans ».

La pêche dans l’Arctique pèse 3 milliards de dollars, le pétrole représente 90 milliards de barils de réserves estimées, quant aux ressources minières, elles sont équivalentes à un trilliard de dollars.

Au cœur de ce grand jeu, Kotzebue rêverait d’avoir un port en eaux profondes pour diminuer les coûts de transport des marchandises, considérables, et avoir une présence permanente des garde-côtes.

« Toutes les études sont faites, il ne manque que le tampon, explique le maire. Mais en ce moment, nous subissons des coupes massives dans les budgets de l’État fédéral et en Alaska. J’ai l’impression que les USA sont en train de perdre cette course, comme ils en perdent d’autres aujourd’hui. Un nouveau monde arrive. L’Arctique change, il va devenir plus accessible que jamais auparavant ! », affirme Lewis Pagel.

 

A Kotzebue, les enfants se baignent dans la Mer des Tchouktches pendant des heures ce qui était impensable il y a encore quelques années.
Avec le réchauffement climatique, les ours blancs ne sont plus qu'un lointain souvenir.
La ville ne compte que 3000 habitants, 70% sont autochtones.
64° 30′ 14″ nord, 165° 23′ 58″ ouest

Nome est la dernière grande ville du Far West. Fondée et toujours fréquentée par les chercheurs d’or, la ville a conservé le décor d’un Lucky Luke. Financée par la pêche industrielle de Dutch Harbor, la Norton Sound Economic Developpement corporation offre ce jour-là des repas gratuits aux Amérindiens dans l’ancienne église, qui peuvent repartir en prime avec des T-Shirts à l’effigie de la fondation. Une œuvre de charité, qui redistribue aux communautés autochtones l’argent issu de la vente de leurs quotas de pêche, avant peut-être une nouvelle ruée sur les ressources de pêche de la région.

Rencontré au mythique Board of trade, un saloon qui a gardé son cabaret avec ses encorbellements et son piano, Robert Hafner, un chercheur d’or qui tamise les fonds marins observe la scène avec circonspection :

Ce n’est pas un accaparement des terres, c’est un accaparement des mers. Il y a des pays et des entreprises dans le monde qui essaient de mettre une option sur les ressources marines, qu’il s’agisse de poisson, de pétrole ou de quoi que ce soit d’autre. Et nous devons désormais avoir des infrastructures pour protéger ces ressources.

« Boogles » un pêcheur autochtone de 40 ans, s’inquiète lui aussi : « Le réchauffement climatique risque d’affecter notre pêche et notre chasse, qui nous aident à subvenir à nos besoins. Les saisons de pêche, les lieux de pêche changent. L’érosion aussi est devenue un problème ». Contrairement à l’époque où la banquise maintenait un calme plat, d’énormes vagues charrient des icebergs, viennent se fracasser contre la côte. Non loin de là, le village de Kevolina va devoir être déplacé.

Il raconte : « Le 9 mars, pour la première fois de ma vie, j’ai vu l’océan libre de glaces à Nome, alors que c’est la période où elle devrait être la plus froide et la plus épaisse. Et il pleuvait ! C’était aussi la première fois, où les habitants ont vu les morses sur la plage, parce que la glace avait disparu. Et des phoques morts de faim… Pour nous, cette situation est difficile à vivre car nos revenus dépendent de la chasse et de la pêche ».

 

Sur la plage de Nome, Boogles ramasse ses filets.
Un phoque mort de faim, échoué sur la plage de Nome.
Chalutier, port de Whittier. Morues et colins se déplacent vers le Nord, obligeant les bateaux à remonter au-delà du détroit de Béring.

Pour le climatologue Rick Thoman, dans les années à venir, l’Alaska va devoir faire face à des défis majeurs. Plus de chaleur l’été et moins de glace l’hiver, signifie plus d’évaporation. Et donc des tempêtes dévastatrices, accompagnées de fortes précipitations de neige. « La fonte du permafrost, qui endommage les fondations des bâtiments en Alaska, coûte aussi des millions de dollars. Enfin, de nouvelles espèces se déplacent aussi vers le Nord. Parallèlement, nous observons une multiplication de morts inexpliquées de mammifères marins. Des choses que nos anciens n’avaient jamais vu auparavant ».

A l’université de Nome, les scientifiques sont catégoriques : « Les écosystèmes marins de chaque côté du détroit, le Pacifique et l’Arctique, n’en font plus qu’un. Et la situation est chaotique. Nous savons de la part des officiers fédéraux que la morue migre désormais ici. Soudainement, nous avons aussi du colin… Je ne sais pas si ces prédateurs sont partis pour rester, mais si c’est le cas, il y aura des réajustements dans les populations de morses et de phoques, qui se voient privées d’accès à leur nourriture », explique la biologiste Gay Sheffield.

Depuis 2010, les populations de morues ont augmenté de 20% et celles de colin de 50% dans le détroit de Béring

Par ailleurs, l’eau est désormais suffisamment chaude, pendant suffisamment longtemps, pour favoriser la prolifération d’algues toxiques. « En 2016, nos études sur 13 espèces différentes ont constaté la présence de saxitoxines dans les mollusques, les mammifères marins et les oiseaux », avertit l’océanographe Dean Stockwell, inquiet pour les peuples autochtones qui dépendent du ramassage des coquillages ou de la chasse aux mammifères marins.

« Le gaz à effet de serre réchauffe l’atmosphère, et désormais il réchauffe les océans, 70 pour cent de la surface de la terre, là où cette énergie se trouve désormais stockée, précise Rick Thoman. Et si l’océan met du temps à se réchauffer, il met aussi du temps à se refroidir. C’est ce que nous observons. Nous avons atteint un point de non-retour concernant la banquise ».

Les routes de l’Extrême-Orient vont pouvoir passer à quelques kilomètres de l’Alaska, mais il redoute qu’avec eux, n’arrivent de nouveaux risques environnementaux. « Le trafic maritime augmente dans un détroit, qui a les conditions climatiques parmi les plus dangereuses au monde, et la question n’est plus de savoir si un accident va se produire, mais quand il va se produire. Et si notre état fédéral est capable d’y répondre dans les temps dans une région qui a des conditions climatiques déplorables ».

A bord du Mustang
A Seward, les gardes-côtes surveillent en zodiac les croisiéristes près du glacier Holgate.
Les touristes assistent à la débâcle du Holgate. En Alaska les glaciers fondent 100 fois plus vite que prévu.
Dans la Baie du Prince William, les gardes-côtes surveillent les bateaux de croisière dont le nombre augmente chaque année.

Dans la baie de la Résurrection, là où débarquèrent les premiers colons après l’achat de l’Alaska à la Russie, patrouille le Mustang. A bord de cette frégate, les gardes-côtes surveillent les bateaux de croisières qui se rapprochent des glaciers pour faire vivre aux touristes le frisson de la débâcle, lorsque des pans entiers de glace s’écroulent dans l’océan.

Armé de jumelles, le commandant Tony Borusso ronge son frein : « A Seward, il y a une forte augmentation des croisiéristes. Comme sur la route de l’Arctique (…) La glace recule, c’est évident ! Plus d’eau, signifie plus de travail pour nous ! Il faut parfois faire venir des bateaux de Californie ou de l’État de Washington en mer de Béring, parce qu’on n’arrive pas à tout couvrir ! », déplore-t-il.

Chaque année, les missions s’étendent parce qu’il faut désormais faire face à tous les cas de figure avec un seul brise-glace : le Healy. Il y en a bien un deuxième, mais il est en panne depuis des années dans les eaux du quai de Seattle. Quant au troisième, il est chargé de la surveillance de l’Antarctique.

Aux dernières nouvelles, les « coasties » aimeraient renouveler l’ensemble de la flotte pour un coût de deux milliards. La construction d’un premier bateau, suspendue à une décision du congrès, couterait un milliard. Sans ces brise-glaces, l’Amérique est comme frappée de cécité.

« Tout ce que je souhaite, plaide le commandant, c’est que nous arriverons à trouver un équilibre entre le tourisme, le commerce et la préservation de l’environnement. Nous devons trouver un moyen de ralentir ce qui arrive, et de préserver ce que nous avons ».

Pour les alaskiens, le futur de la planète est déjà là. Températures élevées, rythmes naturels bouleversés, dans ce monde changeant à toute vitesse, chacun essaie de s’adapter et de donner l’alerte. Et ne peut compter que sur ses propres moyens pour faire face.

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