Les herbiers de posidonie
Sous l’eau, un massacre invisible s’est longtemps tramé dans l’indifférence générale. Les bateaux de plaisance arrachent les herbiers de posidonie sur des kilomètres, avec leurs ancres et leurs chaînes. Endémique de Méditerranée, Posidonia oceanica, la posidonie, est pourtant une espèce protégée en France. C’est l’une des rares plantes à fleurs – ce n’est pas une algue – à avoir colonisé le monde marin, du bord jusqu’à 40 mètres de profondeur, selon la limpidité de l’eau.
Les rhizomes de cet organisme unique se développent vers la surface et sur les côtés de 10 centimètres par an maximum, formant de vastes forêts sous-marines de longues feuilles comme des rubans vert vif, des récifs et des lagons visibles depuis l’espace. Ses mattes, un enchevêtrement de rhizomes et de racines colmatés par les sédiments, peuvent atteindre plusieurs mètres d’épaisseur et se conserver pendant des millénaires : elles sont presque imputrescibles.
« La posidonie est l’ingénieur de l’écosystème. Si l’espèce se casse la figure, tout le reste s’écroule. Elle joue un rôle essentiel pour l’écologie méditerranéenne : de nombreuses espèces de poissons et de crustacés viennent s’y nourrir et s’y reproduire. Les herbiers de posidonie sont le poumon de la Méditerranée : ils produisent de l’oxygène permettant la vie aquatique. Ils sont aussi un puits de carbone : la plante stocke le carbone qu’elle utilise pour se développer dans ses rhizomes, enfouis dans les sédiments marins, qui stabilisent aussi les plages tout en formant une barrière dans l’eau qui protège la côte de l’érosion », énumère Colette Jungas, chercheuse au Laboratoire de génétique et biophysique des plantes (LGBP) sur le campus de Luminy, à Marseille.
Ils fournissent des services écosystémiques de grande valeur. Une source de nourriture, en premier lieu : 30 à 40 % des prises de pêche en Méditerranée résultent de l’herbier, qui couvre pourtant moins de 2 % de sa surface. Une source d’oxygène, ensuite : 1 mètre carré d’herbier de posidonie produirait 14 litres d’oxygène par jour, permettant une bonne qualité des eaux littorales – elles seraient troubles sinon. Et une arme contre le réchauffement climatique : leur épaisse matte piège le carbone bien plus durablement que les arbres des forêts ou le plancton océanique.
La principale menace qui pèse sur ce précieux écosystème, est la surfréquentation touristique. Depuis le début des années 2 000, la plaisance s’est démocratisée, et les bateaux sont de plus en plus nombreux et de plus en plus grands le long du littoral méditerranéen français : quelque 2 000 yachts (plus de 24 mètres) et 180 000 bateaux de moins de 24 mètres (petite plaisance) y mouillent l’été.
Ils causent des dégâts irréversibles : à chaque remontée, leurs ancres et leurs chaines labourent l’herbier, creusant un sillon d’un mètre de profondeur sur des centaines de mètres de long et remuant des tonnes de sable. Cette saignée au milieu d’un herbier vivant crée une brèche qui s’élargit avec les courants, accélérant la destruction de l’herbier. En une seule nuit, un seul yacht peut saccager un herbier millénaire. Et plus le navire est grand, plus son impact sur l’écosystème est lourd : les bateaux de croisière représentent eux aussi une menace.
En forte régression dans les zones les plus touristiques, comme Saint-Tropez, Cannes, Golfe-Juan, Villefranche ou Beaulieu, les herbiers de posidonie pourraient disparaître d’ici à 2030 ou 2035. Sur l’ensemble du bassin méditerranéen, cet écosystème majeur qui couvre 1,5 million d’hectares, a perdu 10 % de sa surface en cent ans.
Face à cette urgence, les autorités utilisent les grands moyens pour protéger le précieux écosystème, désormais sous garde rapprochée. En juin 2019, la Préfecture maritime de la Méditerranée a signé un arrêté interdisant aux bateaux de 45 à 80 mètres d’y jeter l’ancre. La loi interdit déjà la destruction de l’herbier depuis 1988, mais elle n’est pas respectée.
A l’automne 2019, les garde-côtes ont mené la toute première opération de protection renforcée des herbiers de posidonie, dans la rade d’Hyères et le Golfe de Saint-Tropez, dans le Var.
Coordonnée par le Centre opérationnel douanier maritime (CODM) à Marseille, en partenariat avec l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse et le Centre national d’appui au contrôle de l’environnement marin (Cacem), elle a mobilisé d’importants moyens pour cueillir, dès le lever du jour, des plaisanciers en infraction.
A bord de la vedette « Mistral », une dizaine de douaniers mettent le cap sur le Golfe de Saint-Tropez, haut-lieu du yachting, où l’herbier de posidonie a perdu 40 % de sa surface en 5 ans. La vedette s’arrête dans la Baie de Canebiers. Les Voiles de Saint-Tropez battent leur plein : l’évènement attire des milliers de bateaux chaque année. Les douaniers enchaînent les contrôles et dressent des PV.
Les infractions seront transmises au parquet et au tribunal de grande instance de Draguignan. L’amende sera-t-elle suffisante pour dissuader les plus riches plaisanciers de mouiller n’importe où dans ces baies peu profondes, dont les eaux transparentes comptent parmi les plus belles du monde ? Les douaniers ne peuvent pas contrôler tous les bateaux, mais ils montrent qu’ils veillent.
Entre sensibilisation et répression, la Préfecture maritime a fait passer le message aux plaisanciers : la donne a changé. Présent à bord du « Mistral » pour cette première opération, Max Ballarin, le directeur des Douanes, se réjouit : « Certains plaisanciers se comportent comme des hooligans sur l’environnement marin. Les premiers qui reçoivent un PV, ça leur fait drôle. Mais avec le bouche à oreilles, l’information va circuler. Les émirs qui possèdent de gros yachts et des moyens illimités se foutent des amendes, mais les arrêtés d’interdiction vont permettre aux capitaines, qui risquent la peine, de dire non quand ils veulent s’arrêter en plein dans l’herbier ».
L’accueil des douaniers a été plutôt frais. « Les plaisanciers ont l’impression qu’on touche à leur liberté. Mais jeter son ancre dans les posidonies, c’est comme couper quatre arbres dans une forêt primaire pour garer sa voiture ! Dans huit cas sur dix on peut mouiller à côté, sur du sable », plaide Pierre Boissery, biologiste marin. Spécialiste à l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, il a apporté son expertise aux douaniers pour préparer l’opération et pris place à bord du « Mistral ».
Pierre Boissery œuvre auprès des maires des communes côtières pour les convaincre d’organiser l’activité de plaisance, en forte croissance, en aménageant des corps morts écologiques dans les hauts lieux touristiques, en dehors des herbiers. Une solution simple. Il dénonce :
Un seul petit bateau de 5 à 10 mètres qui arrache quelques feuilles de l’herbier n’a pas un gros impact, mais 1 000 bateaux le week-end sur l’herbier, cela a un impact considérable. Les zones de mouillage sont toujours les mêmes : si on ne fait rien, l’herbier y aura totalement disparu d’ici 10 ou 15 ans
Les élus locaux sont de plus en plus sensibilisés au rôle essentiel de la posidonie, tant dans l’eau que sur le rivage, où s’échouent leurs feuilles mortes. Douze communes du Golfe de Saint-Tropez se sont engagées pour des plages durables. Elles laissent s’amonceler les débris naturels, dont les posidonies, qui forment d’épaisses banquettes sur certaines plages, comme celle des Salins, à Saint-Tropez.
Les services municipaux retardent au maximum leur enlèvement, car ces banquettes maintiennent le sable et protègent la plage des coups de mer en hiver. Elles sont aussi à la base d’une chaîne alimentaire pour de nombreux oiseaux et poissons et abritent la petite faune terrestre. Les touristes doivent les accepter.
Des solutions, il y en a d’autres. Laurent Ballesta, photographe et biologiste marin, et son associé au sein d’Andromède Océanologie, Florian Holon, ingénieur écologue, ont observé la régression des herbiers de posidonie, en vingt ans passés à cartographier le fond de la Méditerranée.
En août 2019, ils ont lancé une expérimentation scientifique sur cinq ans, « Repic » : pendant deux semaines, huit plongeurs ont collecté de gros faisceaux de posidonie fraîchement arrachés avec leurs racines par des yachts, à Golfe Juan, dans les Alpes-Maritimes. Ici l’herbier a régressé de plus de 30 % en cinq ans. Ils en ont replanté 20 000 plus ou moins densément sur 200 mètres carrés de matte morte, à 2 ou 3 mètres de profondeur. Le site, dans la limite des 100 mètres, est interdit aux bateaux.
Florian Holon et Laurent Ballesta plongent régulièrement pour observer comment l’herbier recolonise son milieu. « Le repiquage ne pourra jamais combler ce qu’arrachent les yachts mais on est content de voir que des juvéniles reviennent dans la zone. Dès qu’on écarte les feuilles, ça grouille de vie », se réjouit Florian Holon en découvrant de petits poissons, quelques mois après le repiquage.
Il faut prendre de la hauteur pour évaluer les pressions d’usages sur le littoral. Le 14 juillet 2020, un Cesna 337 Push Pool décolle de Perpignan avec à bord Olivier, pilote, et Damien, opérateur caméra. Capable d’identifier des bateaux à une distance de 6 kilomètres, la caméra embarquée sous l’avion qui vole à 400 mètres d’altitude photographie les bateaux de plaisance, en distinguant les voiliers des bateaux à moteur et la petite plaisance (moins de 10 mètres) de la grande plaisance (entre yachts de 10 à 20 mètres et méga yachts, au-delà de 20 mètres).
L’avion survole les zones les plus fréquentées : les Calanques et l’île de Riou, près de Marseille, l’île des Embiez, propriété de la famille Ricard, près d’Hyères, Porquerolles… « Là, il y a de grosses patates, plage de la Courtade », indique Damien. Le logiciel compte les « patates » : les groupes de cinq bateaux minimum au mouillage. « Plus on va vers l’Italie et plus les bateaux sont gros », note Damien.
La Baie de Pampelonne, à Saint-Tropez, accueille de nombreux yachts. Mais ce sont les îles de Lérins, dans la baie de Cannes, qui sont les plus bondées : il y a un nombre considérable de bateaux, dont quelques yachts en plein dans les posidonies, entre Sainte-Marguerite et Saint-Honorat. Olivier, le pilote, secoue la tête et soupire : « C’est un carnage ».
Les images géoréféréencées sont transmises à l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, au Parc national des Calanques, à CROSS Med (Centre régional des opérations de surveillance et de sauvetage en Méditerranée) et, si une infraction est constatée, à la Gendarmerie maritime et à la Douane. Les images sont utilisées pour limiter ou interdire les zones de mouillage où la pression serait trop forte, à terme.
« La plaisance s’est fortement démocratisée. C’est du tourisme de masse. Passer son permis bateau prend trois jours et coûte 400 euros. Les loueurs de bateaux ne parlent pas des herbiers de posidonie à leurs clients. Autant les locaux les connaissent, ce n’est pas le cas des touristes ou des propriétaires de méga-yachts », regrette Damien.