Les enfants de la mer
Texte : Cécile Bontron
Photos : Laurent Weyl
L’état d’alerte a été donné : le nouveau militaire qui a débarqué depuis peu à Ua Pou, l’une des six îles habitées des Marquises, pêche sur le quai. Titinaei est catégorique : ce n’est pas possible. La gamine de huit ans se tourne vers Napoléon, Mariebel, et Fred, ses collègues de CE2 : tous sont d’accord, direction la baie de Hakahetau, leur village au nord ouest de l’île.
Debout sur la petite langue de béton qui s’enfonce dans l’océan Pacifique, Julien, le jeune métropolitain, relance sa ligne, tranquillement. C’est dimanche, et il est totalement libre dans ce petit paradis à plus de 7000 km du premier bout de continent. A ses pieds, les poissons papillons, les demoiselles ou les mulets tourbillonnent dans une eau bleue foncée loin des standards turquoises des édens touristiques. Sur les roches volcaniques formant la berge, les cocotiers s’entremêlent.
Loin de tout, seul, Julien profite de la beauté sauvage de Ua Pou. Mais soudain, il voit débarquer une nuée d’enfants : Titinaei et son visage déterminé, Napoléon et son sourire permanent, Mariebel, Fred… et tous les autres qui ont fini par les suivre. « C’est interdit de pêcher ici, tu sais, c’est notre aire marine éducative. » Un rapide coup d’œil permet à Julien de voir les parents qui descendent peu à peu dans la baie rocheuse pour profiter de l’océan en famille. Le jeune militaire abdique sans rechigner. Maintenant, il sait. La baie est gérée par les écoliers de Hakahetau. Et ils prennent leur rôle très au sérieux.
Tout le long de la baie, depuis le quai jusqu’au Motu Koio, rocher planté dans l’océan au bout de la anse, est donc une aire marine éducative (AME). La commune (et sur certains aspects l’Etat) est toujours responsable de la zone. Mais elle a autorisé que les enfants se l’approprient d’une certaine manière. Etat écologique, discussions avec les associations et les citoyens, Conseil de la mer, plan d’actions… le concept reproduit les modes de gestion de territoires. Et il séduit : la première AME a été créée aux Marquises, en 2013, avant de s’étendre à la Polynésie. En 2016, l’OFB le développe dans la métropole, et en quatre ans, près de 200 AME quadrillent le territoire français, de la Bretagne à la Méditerranée, de la Polynésie à la Réunion.
Plus de 20 000 élèves du primaire et du secondaire ont participé à la gestion de leur environnement, s’impliquant ainsi dans la vie politique locale et allant même, parfois, jusqu’à, changer la vie des populations. Si les Marquises ont été le berceau des AME, ce n’est pas un hasard.
Le peuplement de la Polynésie s’est fait par la mer, c’est un peuple de navigateur ! La terre des polynésiens, c’est la mer, résume Georges Teikiehuupoko, connu sous le nom de Toti, grand acteur du développement de la culture marquisienne.
Avec son association, Motu Haka, Toti a œuvré pour la reconnaissance de la langue marquisienne, la protection des savoirs, des chants, des danses et à partir des années 1990, à l’inscription des Marquises au Patrimoine mondial de l’Unesco. Les AME en ont découlé : lors d’une rencontre avec les scientifiques venus réaliser l’inventaire des merveilles terrestres et maritimes de l’archipel, des enfants ont voulu prendre part à la protection de leur environnement. « Nous aussi, on veut notre aire marine ! » : Motu Haka était là, le ministère de l’éducation, l’agence des aire marines devenue l’Office française pour la biodiversité, et le maire du village aussi (ce dernier était également l’instituteur). L’idée était lancée et finira par faire le tour du monde.
Déjà, elle a rapidement conquis le reste de la Polynésie. Plus au Sud, en direction de Tahiti, l’archipel des Tuamotu offre, comme les Marquises, un chapelet d’îles abritant peu d’habitants. Mais ici, les volcans ont disparu depuis longtemps, formant une succession d’atolls, sortes d’anneaux de terre posés sur l’océan. Nohorai habite l’un deux, appelé Anaa abritant 800 personnes. A moitié caché sous un cocotier, le garçon de huit ans, vêtu d’une jupe en pétales de fleurs et d’une couronne de coquillages, attend les nouveaux venus. Il est posté juste à l’endroit où le lagon se fraye un chemin entre les coraux et les rochers pour rencontrer l’océan, ce que l’on appelle la passe.
« Qui es-tu ? », lance-t-il à chacun lorsque l’assemblée arrive à sa hauteur. Alors chacun égraine son identité : la représentante du maire, celui du ministère de l’éducation polynésienne, un académicien de l’Académie de Polynésie, un membre d’une famille royale des Tuamotu… Et le petit garçon, sans se démonter, frappe sa lance de bois sur le sol et enchaîne en paumotu, la langue des Tuamotu : « Si vous venez en paix, soyez les bienvenus, si vous venez en guerre, vous serez tous massacrés ! ».
Nohorai joue Tangihia, un légendaire chef guerrier d’Anaa, dans une cérémonie de rahui c’est-à-dire de jachère de la zone de pêche. Plus aucun poisson ne sera pêché pendant trois mois dans la passe. Et si Nohorai joue un rôle prépondérant dans cette cérémonie, comme tous ses camarades, c’est parce que les enfants sont les dépositaires de ce rahui. La passe est leur AME.
Ils l’ont créée en 2019, après plusieurs mois d’une intense campagne. Un jeune étudiant biologiste, Alex Filous était venu faire des recherches sur l’île pour la fondation The Island Initiative. « J’étais en CM1, raconte Nicodème, aujourd’hui l’un des six élèves de la classe expérimentale de 6e d’Anaa. Alex a été invité par le maître. Il nous a présenté le kiokio et comment il se reproduit. C’était très intéressant. Mais il nous a dit que si on continuait à le pêcher autant, nous serions les derniers à pouvoir en manger. Il n’y aurait plus pour notre petits-enfants. »
Les élèves décident de créer leur AME. La reproduction du kiokio ayant lieu dans la passe trois mois dans l’année, ils optent pour le rahui traditionnel : l’arrêt temporaire de l’activité concernée.
Sous les palmiers de sa cour, entre les tiarés et les manguiers, Nicodème, 11 ans, sourit en pensant à la chair délicate du kiokio. Lui qui rêve de devenir cuisinier comme dans les émissions de télévision, assure : « C’est très bon ! On peut le cuire à l’eau, en barbecue, on peut le déguster cru, en beignet ou le fumer. J’en mange beaucoup ! ». Toute l’île partage ce plaisir du kiokio… la sensibilisation des adultes s’annonçait donc plutôt ardue.
Après avoir convaincu leur parents, les enfants, trouvent une nouvelle arme pour les autres adultes : la pétition. « Par petits groupes, nous sommes allés sonner à toutes les portes du village, c’était amusant, se rappelle Nicodème. Toute l’école a participé ! »
La pétition était double : créer l’AME et enlever les cawas, les parcs en pierre ou en ferraille piégeant les kiokios, de la passe pendant les trois mois de la reproduction. « Bonjour, vous pouvez nous soutenir ? C’est pour le kiokio ! Pour que vos petits-enfants aient des kiokios ! », répétaient les écoliers. « Certains se sont mis en colère… un grand-père a dit « rahui ! » et est parti fâché, se rappelle très bien Nicodème. Mais nous avons eu plus de personnes qui ont signé. »
En 2018, le Conseil municipal délibère et reconnaît la démarche de l’AME. La communauté valide ainsi le plan d’action des enfants, les villageois sont d’accord pour respecter les mesures de protection. Un bilan sera fait cinq ans après le début du rahui, pour savoir si les kiokios ont profité de leur temps de répit.
Pour le directeur de l’école, Jean-Pierre Beaury, la protection du littoral et de la vie marine est évidente. L’océan, c’est le premier temple polynésien, raconte-t-il. C’est le domaine des profondeurs où sont les anciens. C’est là aussi d’où vient la nourriture. Il ne nous appartient pas.
Roland Sanquer, le représentant du ministère de l’éducation polynésienne, qui assistait à la cérémonie du rahui n’est pas venu seul. Celui qui a permis l’essor des AME en Polynésie, a embarqué avec lui deux animatrices, une ingénieure en environnement, et une biologiste marine. Car le rôle des AME, développé et supervisé par le ministère de l’éducation en Polynésie, est avant tout pédagogique.
Après une intervention dans les classes, retraçant le bilan de l’état écologique de l’AME, les animatrices ont donné rendez-vous aux enfants directement dans la passe, les pieds dans l’eau, masque et tuba sur le visage. Nicodème, et les six autres élèves de 6e ne vont pas seulement faire une balade aquatique, étudiant les coraux patates et les poissons chirurgiens de leur AME, ils vont faire du bouturage de corail.
Entre lagon et océan, accroupis dans l’eau de leur AME, les différences scolaires des élèves s’estompent. Ceux qui ont tendance à rêver en maths, ceux pour qui la lecture reste compliquée ou ceux qui se battent avec un handicap… tous participent pleinement. Les épaules toujours sous l’eau, l’animatrice décrit la reproduction asexuée, les dangers qui menacent le corail ou encore comment le poisson perroquet mange les polypes du corail pour finalement créer du sable.
Sciences de la vie et de la terre, géographie, physique, chimie mais aussi mathématiques, français, histoire, arts plastiques, éducation physique… toutes les matières peuvent se prêter au jeu de l’AME, en classe comme en sortie.
D’ailleurs, c’est une professeure de français, Pamela Colin, qui coordonne le projet AME au collège de Ua Pou, celui où iront les enfants de Hakahatau. « C’est un projet d’établissement rassemblant toute l’équipe, et donc plus compliqué à organiser que pour un établissement primaire, souligne la professeure de français. En SVT, les élèves étudient une espèce de poisson, et le phytoplancton, en géographie, ils vont travailler sur la dégradation des déchets, en art plastique ils ont réalisé des œuvres à partir des déchets etc. » En français, l’enseignante a profité de l’approche concrète pour « donner du sens à l’oral », travailler le thème de la poésie sur des sujets proches, « ils avaient plus d’idées, plus de choses à dire », affirme Pamela Colin.
L’enseignante a commencé avec une classe de 6e, qu’elle a suivi en 5e. Son but : que le système soit pérenne et que les élèves forment les générations suivantes. Dans la baie de Hakahau, derrière les célèbres pics de Ua Pou, ses élèves développent du vocabulaire spécifique aux fonds marins, prennent la parole, écrivent. « C’est aussi une possibilité de valoriser le Marquisien dans le cadre de l’enseignement », témoigne-t-elle.
Ce matin-là, Pamela Colin a organisé une double sortie à l’AME : ramassage des déchets pour comparer avec celui de des sorties précédentes, et rencontre avec des pêcheurs. Lorsque ces derniers décident de répondre en marquisien, l’attention de certains élèves, cachés derrière le groupe, revient. « Le marquisien est beaucoup utilisé sur l’île, mais pas au collège », souligne Pamela Colin.
L’an dernier, les élèves du collège ont créé une pancarte pour alerter les habitants sur la pollution de la baie. Et ils ont demandé que la municipalité mette en place des poubelles sur la plage. Les campagnes de sensibilisation sur les déchets ou la pollution sont souvent les premières actions des petits gestionnaires des AME. Certains limitent la pêche comme à Anaa et Hakahetau, d’autres insistent pour construire un quai en bois et non en béton… les actions varient en fonction des besoins de protection, et de l’accueil des adultes.
Le succès des AME ne semble pas prêt de s’arrêter. Le gouvernement polynésien et le gouvernement français ont déposé le label Aire Marine Educative qui est aujourd’hui protégé. Prochaine étape : l’internationalisation. Les premiers pays probablement sont ceux de la région pacifique, en commençant par Samoa et Fidji, grâce à des financements d’organisations internationales.
La Polynésie marque ainsi la reconnaissance de son innovation, et dispose d’une belle manière de briller sur la scène internationale. La France, elle, cherche à affirme un leadership en matière d’aires marines et plus largement la diplomatie des océans. La deuxième plus grande surface maritime mondiale (en zone économique exclusive, ZEE) veut se positionner dans la géopolitique des mers. Titinaei, Nicodème et leurs collègues y participent probablement malgré eux. Mais ils ont fait changé des comportements, arrêté la surpêche, diminué la pollution, et sensibilisé des adultes souvent blasés. Ils ont tout gagné.