Les sentinelles de la mer
Textes : Cécile Bontron, Sébastien Daycard-Heid et Laurène Champalle
Photos : Jéromine Derigny et Éléonore Henry de Frahan
Entre action et sensibilisation, des citoyens et des associations se mobilisent pour protéger notre bien commun. Dans le Golfe de Gascogne, Sea Shepherd se porte au secours des dauphins, prises accidentelles de la pêche industrielle.
Près de Nice, SOS Grand Bleu alerte sur le sort des grands cétacés, victimes de collisions avec de grands navires sur une véritable autoroute maritime. Du côté de Marseille, les citoyens sortent de la mer des tonnes de déchets et un pêcheur se bat contre un industriel qui pollue le Parc national des Calanques…
Sur la côte atlantique française, 1 100 dauphins communs ont été retrouvés morts entre le 1er janvier et le 30 avril 2020. Les scientifiques de l’Observatoire Pelagis, une unité de recherche du CNRS et de l’Université de La Rochelle, ainsi que les militants de l’ONG Sea Shepherd ont passé des mois à tenter de comprendre les raisons de cette hécatombe.
Les autopsies réalisées ont révélé que l’animal a été asphyxié dans 90 % des cas : en chassant, il s’est retrouvé coincé dans des filets de pêche qui ne le ciblaient pas. En cause, les chaluts de fond espagnols, déjà observés avec 15 dauphins dans un même trait de filet, les chalutiers pélagiques en bœuf français, c’est-à-dire chassant en paire, et les fileyeurs pêchant le merlu et la lotte. La population de dauphins communs du Golfe de Gascogne, estimée à 200 000 individus, est en danger car la zone est devenue un vrai capharnaüm.
On ne peut pas continuer à dire que le dauphin est une espèce protégée si on continue comme ça. Il faudrait pêcher beaucoup moins et manger beaucoup moins de poissons. Chacun a sa part de responsabilité : les pêcheurs, le gouvernement et les consommateurs, Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France.
A Bretignolles-sur-mer, petite station balnéaire vendéenne de 5 000 âmes, la destruction de la dune de la Normandelière, en quelques jours, à l’automne 2019, pour construire à l’intérieur des terres un port de plaisance pour 915 bateaux, a suscité une forte opposition. Face à un maire-entrepreneur qui prévoyait l’immersion de 20 hectares de terre, une « ZAD » (zone à défendre) s’est organisée. Pendant six mois, de jeunes habitants de la région et des activistes plus aguerris ont occupé le terrain, bloquant le passage aux engins de chantier. La mobilisation de ces « gardiens de la dune » a payé : le projet est, pour l’heure, enterré. Comme le confiait, malicieux, un habitant de la commune au le café de la place de la mairie, « Bretignolles, c’est vraiment le Notre-Dame-des-Landes vendéen ! »
Le littoral c’est un bien public, c’est à nous. Pour faire quoi ? Un garage pour des bateaux qui sortent une fois par an, en juillet août ? Martine Lucé, présidente de l’association Demain Bretignolles.
Le 16 mars 2019, la « Marche du siècle » a rassemblé 350 000 personnes en France. En entamant une « grève scolaire pour le climat » devant le Parlement suédois, à Stockholm, le 20 août 2018, puis en lançant le mouvement Fridays For Future, Greta Thunberg, 15 ans alors, est devenue une source d’inspiration pour les collégiens et les lycéens du monde entier.
Comme elle, ils ont été des milliers à faire l’école buissonnière, le vendredi, pour mettre les dirigeants de la planète face à leurs responsabilités et les pousser à l’action. Les citoyens engagés dans les manifestations se mobilisent aussi pour les océans, ayant compris l’enjeu avant le grand public et avant les politiques.
Le 30 mai 2019, à Marseille, vingt équipes de nageurs et de rameurs amateurs, accompagnés de sportifs de haut niveau, ont participé à la première édition du « Grand Défi » : une course en kayak sur 8 km de littoral pour ramasser un maximum de déchets en surface et par quelques mètres de fond. La pêche aux détritus a été fructueuse : 1,2 tonne.
En 2017, Emmanuel Laurin, l’un des trois organisateurs, avait déjà parcouru 120 km à la nage entre Toulon et Marseille, ramassant ce qu’il trouvait sur son chemin. Après la course, un nettoyage citoyen a été organisé sur la plage de l’Escale Borély, sur le modèle des actions menées par la Surfrider Foundation depuis 1996.
Le 2 juillet 2019, à Paris, les ONG Surfrider et Sea Shepherd ont mené une opération de sensibilisation avec la Mairie de Paris. Munis de craies et de pochoirs, les militants écologistes ont marqué les bouches d’égouts et les abords du Canal Saint-Martin de slogans pour interpeller les passants sur la pollution des océans. Car la mer commence en ville : un seul mégot jeté dans une bouche d’égout à Paris pollue 500 litres d’eau, et il a toutes les chances de se retrouver dans la Seine, puis dans la Manche, 325 kilomètres en aval.
Lutter contre la pollution plastique en amont, sur les cours d’eau, apparait comme une priorité. 700 tonnes de déchets se déversent chaque jour dans la mer Méditerranée, selon l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).
A Cassis, près de Marseille, Gérard Carrodano, pêcheur, est l’un des rares de sa profession à protester haut et fort contre l’usine de Gardanne, située à une trentaine de kilomètres du littoral, à vol d’oiseau.
A partir de 1967, ce site de production d’alumines, qui appartenait à Péchiney et aujourd’hui à Alteo, a évacué des « boues rouges », chargées de métaux lourds, directement dans la Méditerranée, via une canalisation longue de 50 kilomètres : elle débouche à 320 mètres de profondeur dans le canyon sous-marin de Cassidaigne, à 7 kilomètres de la côte.
Cette pollution continue, sous forme d’effluents liquides transparents, depuis 2016 : l’Etat autorise un industriel à déverser ses déchets toxiques au cœur du Parc national des Calanques, qui abrite des espèces protégées comme le mérou brun, le corb et la grande nacre. Les rejets toxiques partent dans le bassin méditerranéen, au gré des courants : c’est une bombe à retardement.
Les pêcheurs artisanaux doivent aussi lutter contre la pêche industrielle, qui pille les ressources halieutiques. Le 25 septembre 2020, 200 d’entre eux sont venus de tous les ports de France à Concarneau pour protester contre l’inauguration, en grande pompe et sous escorte policière, du Scombrus : ce bateau-usine de plus de 80 mètres, appartenant au groupe hollandais Cornelis Vrolijk, peut pêcher, dans les eaux communautaires, 200 tonnes de poissons en une nuit. Des espèces pélagiques de pleine mer (harengs, sardines, maquereaux…) qui sont ensuite vendues en Afrique, en Asie et en Europe de l’Est.
Aux actions coup de poing de l’ONG Sea Shepherd, SOS Grand Bleu a préféré la pédagogie : en été, l’association embarque des touristes à bord du Santo Sospir, un élégant voilier turc, le temps d’une journée en mer au large de Saint-Jean-Cap-Ferrat, près de Nice – et des scolaires le reste de l’année. SOS Grand Bleu sensibilise le grand public à la protection des mammifères marins dans le sanctuaire Pelagos. Créé en 2002, celui-ci s’étend sur 87 500 km2 entre la presqu’île de Giens, le Nord de la Sardaigne et Fosso Chiarone, en Toscane.
Au printemps, dans le sanctuaire Pelagos, la production de plancton, plus riche qu’ailleurs, attire de nombreuses espèces dont le cachalot et le rorqual commun, une baleine de 25 mètres et 80 tonnes, en plus de nombreux dauphins bleus et blancs notamment.
Mais cette zone est très fréquentée et les collisions avec de grands navires sont la première cause de mortalité non naturelle chez les grands cétacés en Méditerranée nord-occidentale. Cargos, vraquiers, tankers, porte-conteneurs, ferries, bateaux de croisière… Cette zone de la Méditerranée est une véritable autoroute, en particulier l’été, avec le transport de passagers.
La Grande Bleue concentre un quart du transport maritime mondial (marchandises et passagers) : 220 000 navires marchands la sillonnent chaque année. Dans notre société mondialisée, près de 90 % des marchandises transitent par voie maritime.
Au Grau du Roi, le Centre d’études et de sauvegarde des tortues marines de Méditerranée (CESTMed), créé en 2003 par Jean-Baptiste Sénégas, plongeur professionnel, a accueilli depuis près de 500 tortues marines : essentiellement des tortues caouannes (Caretta caretta), l’espèce de tortues la plus commune en Méditerranée. Il y en aurait un à deux millions.
Capturées accidentellement par des pêcheurs dans leurs filets ou emmêlées dans des lignes de pêche, elles arrivent au centre de soins souvent épuisées et blessées. Après un bilan de santé complet, elles sont soignées, étudiées et réacclimatées à la vie sauvage, en milieu semi-naturel, avant de retrouver leur élément : la Grande bleue.