Himalaya, horizons perdus
Texte et photos : Aude Raux et Guillaume Collanges
D’un moment à l’autre, tout peut basculer. Des millions de mètres cubes d’eau charriant des pierres, des troncs d’arbre, des débris et de la boue risquent de dévaster les vallées de l’Himalaya. Des familles, des maisons, des troupeaux de yacks, des potagers, des cultures, des ponts et des pistes de trek seront alors emportés par ces torrents bouillonnant d’eau glacée. Mais les habitants, eux, n’ont aucune conscience du danger qui pèse sur leurs têtes.
Dorje Sherpa a passé 84 années dans les nuages. Le doyen de Dingboche, un village perché à 4410 mètres au Népal, en aval du lac glaciaire Imja, retourne les questions par d’autres points d’interrogations : « Le risque d’explosion de l’Imja ? Je ne suis pas au courant. Si Dieu lui-même ne sait pas ? Si le roi lui-même ne sait pas ? Comment, moi, je pourrais le savoir ? »
L’Imja est le lac glaciaire le plus dangereux du Népal. Et Dingboche, le premier village sous la menace. Le lac domine Khumbu, la vallée de haute montagne la plus peuplée de ce pays enclavé entre la Chine et l’Inde, dans laquelle vivent 5000 Sherpas. La plus touristique aussi, grâce à ses pistes de trek qui mènent à l’Everest, empruntées par 27 000 étrangers en 2006. Le village, parsemé de petites fermes et de lodges en pierres sèches qu’encerclent des champs d’orge et de pommes de terre, rassemble plus d’une centaine d’habitants.
Angat Bahadur Rai, propriétaire d’un dortoir abritant pour la saison huit forçats de la montagne – des casseurs et porteurs de pierres aux salaires aussi maigres que leurs jambes qui les mènent sur les chemins de terre de l’Himalaya – se tient devant un poster, unique décor de la pièce : « J’ai accroché cette affiche parce que je trouvais que cela faisait joli. Regardez : la montagne avec la neige. Dans le coin, le soleil. Ses rayons qui tombent vers la terre. Et puis, en bas, la rivière et les arbres ». Angat Bahadur Rai lit à voix haute le titre du « joli » poster : changement climatique. Deux mots qui ne trouvent aucun écho chez lui, comme ailleurs dans la vallée de Khumbu.
« Si la neige et la glace fondent, c’est parce qu’il y a trop de touristes qui viennent ici pour grimper le plus haut possible dans un esprit de compétition, sans aucun respect pour les Dieux de la montagne. Alors, ces derniers se mettent en colère et provoquent des inondations », imagine ainsi une infirmière croisée sur les chemins de la vallée, ignorante elle aussi de l’enfièvrement de la planète. Cela dit, comment pourrait-elle savoir ? Comment être au courant du réchauffement climatique et établir un lien avec le risque de débordement des lacs glaciaires quand on habite une région aussi reculée du monde, où les distances se comptent encore en jours de marche ?
Les Sherpas, pourtant, observent tous, depuis plus d’une vingtaine d’années, de profonds changements dans leurs montagnes. Trois lacs glaciaires ont explosé dans un passé récent. La plus grave catastrophe a eu lieu le 4 août 1985. Après un mois de juillet exceptionnellement doux, un énorme bloc de glace s’est détaché du glacier Dig Tsho et s’est effondré dans le lac déjà gorgé d’eau à cause de l’augmentation des températures. Sous la pression, la moraine a cédé. Six à dix millions de mètres cubes d’eau ont déferlé dans la vallée. Cinq personnes « seulement », un miracle, ont trouvé la mort lors de ce drame. Dans le monastère de Thame, Urgun Tsultrem, une nonne drapée de tissus ocre et pourpres laissant dégager une épaule, garde en mémoire cette image : « J’ai vu l’eau couler sous le ciel ».
A Ghat, un autre village de la vallée, Penpighen Rai, une jeune femme propriétaire d’une gargote, se souvient elle aussi : « J’avait huit ans au moment de l’explosion du Dig Tsho. J’étais en train de dormir. On a senti la maison secouée par des tremblements. On est sorti avec ma petite sœur et mes parents, j’étais nue, enveloppée dans des couvertures. Sous la lune, on a vu la rivière grossie. L’odeur était nauséabonde, un mélange de bouses de yacks et de pierres brûlées. Et le bruit : « Dudududu », comme des pâles d’hélicoptère. On s’est réfugié dans la forêt. On pleurait ».
Pour sécher leurs larmes, les habitants de la vallée ont inventé une légende. Celle d’un chien qui serait entré dans la maison d’un gardien de yacks, afin d’y voler du fromage. Furieux, le berger l’aurait tué puis jeté dans le lac, provoquant la colère du Dieu du Dig Tsho pour avoir sali l’eau. Dans l’esprit des Sherpas, originaires du Tibet qu’ils ont quitté il y a cinq siècles avec leurs croyances bouddhistes, chaque lac, chaque pic, chaque glacier, chaque pierre est protégé par une divinité. Et même si certains ont entendu parler du réchauffement de la planète, les Dieux ne sont jamais loin : « Je ne sais pas qui est responsable du changement climatique, rappelle Tenzing Tashi Sherpa, travailleur social dans le village de Khunde. Les gens comme vous, habitants des pays riches ! En tout cas, pas nous : nous sommes très propres avec la nature. Si vous faites beaucoup de pollution avec vos usines, le climat va se réchauffer et Dieu ne sera pas content ».
Loin des divinités, les scientifiques s’intéressent de plus en plus aux bouleversements du climat qui touchent le toit du monde, malgré la grande difficulté d’accès. En 2005, on pouvait lire dans un rapport (1) du WWF, mené en coopération avec le Programme des Nations Unies pour l’Environnement : « La fonte accélérée des glaciers est le principal indicateur du réchauffement climatique. Depuis le milieu des années 1970, la température a augmenté de 1°C dans l’Himalaya ». Sandeep Chamling Rai, responsable du programme Changement climatique au WWF à Khatmandu, et l’un des auteurs du rapport, expliquait qu’il était grand temps de tirer le signal d’alarme : « les glaciers de l’Himalaya font partie de ceux qui se réduisent le plus vite. On estime à 200, dont 20 rien qu’au Népal, le nombre de lacs glaciaires qui risquent de se gorger d’eau et d’exploser, menaçant les habitants des vallées». En 2007, les chercheurs du Centre international de mise en valeur intégrée des montagnes (Icimod) sont parvenus à la même conclusion : « Les conséquences du changement du climat au niveau mondial sont déjà constatées dans l’Himalaya où les glaciers et les lacs glaciaires changent à une vitesse alarmante depuis les dernières décennies, indique leur rapport (2). Les glaciers reculant de 10 à 60 mètres par an (…) L’une des conséquences de cette fonte est l’augmentation croissante du nombre et de la taille des lacs glaciaires ».
A Katmandou, dans son bureau traditionnel et spacieux, Pradeep Mool, expert en télédétection des glaciers à l’Icimod, est formel : « le danger nous guette, mais il est difficile de dire quand les lacs exploseront et de quelle ampleur seront les inondations ». Seule certitude : « Si le lac Imja explosait à son tour, les conséquences, pour les habitants de la vallée de Khumbu, seraient encore plus terribles que celles constatées lors du débordement du Dig Tsho ». D’après les plus récentes mesures de l’Icimod, datant de 2002, l’Imja est six fois plus gros que le Dig Tsho, couvrant une surface de près de un kilomètre carré pour un volume d’eau de 35,8 millions de m3. Quant à l’Island Peak, qui nourrit d’eau le lac, son recul atteint 74 mètres par an.
Afin de transmettre ces informations aux Sherpas, le WWF de Katmandu a chargé l’un des membres de son équipe d’organiser des ateliers de sensibilisation. Depuis le printemps 2007, Dil Bahadur Margar sillonne à pied Khumbu et ses écoles, porté par cette conviction : « ces rencontres sont un premier pas contre le réchauffement climatique. Il est en effet essentiel, avant toute chose, que les gens sachent contre quoi ils doivent lutter ».
Dans l’une des lodges de Phakding, un village situé en bas de la vallée, qu’ourle la rivière Dudhi Koshi, une jolie jeune fille de 14 ans aux cheveux coiffés en nattes et aux battements de cils timides, s’apprête à partir pour l’école avec ses deux copines. Une fois enfilé son uniforme – une jupe bleue plissée, un pull rouge, un chemisier blanc – laissant apercevoir un médaillon à l’effigie du Dalaï Lama noué autour de son cou, elle attrape son cartable et part, bras dessus bras dessous, avec Ramila et Bimala rejoindre leur salle de classe, où Dil Bahadur Margar les attend. Au mur, est punaisé le « joli » poster édité par le WWF sur le changement climatique. On y retrouve les montagnes enneigées, le soleil et ses rayons, la rivière et les arbres.
Après deux heures attentives remplies de prises de notes, de questions, d’énoncés de définitions, de chiffres et d’exemples puisés dans l’histoire locale, Dolma échange avec ses copines : « C’est la première fois qu’on entend parler de changement climatique. Je ne savais pas que le monde se réchauffait à cause de la pollution. Je ne savais pas non plus que c’était à cause de cela que la neige et la glace fondaient plus vite. Si le lac Imja explosait à son tour, ce serait très dangereux pour nous. Je ne peux pas imaginer »… Imaginer les torrents bouillonnants d’eau glacée emporter ces vies passées dans les nuages.