Un poisson au goût amer
Texte : Cécile Bontron
Photos : Jéromine Derigny
Le zodiac a pris le chalutier de vitesse : les filets sont toujours dans l’eau, l’équipage ne semble pas l’avoir vu arriver. Pendant que les militaires gabonais s’agrippent tant bien que mal et commencent l’abordage, la traductrice de Sea Shepherd enfile ses gants de protection. Le bateau de pêche chinois que la militante sinophone doit aider à inspecter est rongé par la rouille, alourdi par la crasse. Une poubelle flottante, comme tous les chalutiers qui sillonnent la zone économique exclusive du Gabon.
L’ONG de défense des animaux marins a mis ses bateaux et équipages au service du gouvernement gabonais depuis 2016 pour lutter contre la pêche illégale pendant la saison du thon, de juin à septembre. Nom de code : opération Albacore.
Auparavant, et comme dans la plupart des pays en développement, les inspecteurs des pêches du pays n’avaient aucun moyen de contrôler les chalutiers étrangers qui sillonnent la zone économique exclusive (ZEE), un espace maritime situé entre 12 et 200 milles nautiques (soit entre 22 et 370 kilomètres environ) des côtes, sur lequel le Gabon détient l’exclusivité d’exploitation des ressources.
L’enjeu est de taille. Selon les estimations, de 15 à 30 % de la pêche mondiale est illicite, non déclarée ou non réglementée (INN). Cette pêche illégale recoupe non seulement les navires travaillant dans permis, ou dans des zones protégées, mais aussi l’utilisation d’un matériel non conforme, comme des mailles de filet trop petites, la prise d’espèces protégées et de juvéniles (des poissons trop jeunes, qui ne peuvent encore se reproduire), le dépassement des quotas de capture et, plus généralement, la non-déclaration des prises.
Cette surpêche menace les écosystèmes, et appauvrit les pêcheurs artisanaux, leur famille, les revendeurs et les millions de personnes qui vivent de la pêche. Selon l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 84% des stocks de poisson sont pêchés au maximum de leur capacité de reproduction (60%) ou en surpêche (34%).
Mais le pillage des poissons africains ne se contente pas de détruire les éco-systèmes et de menacer la sécurité alimentaire des locaux, il cache des conditions de vie et de travail indignes, un isolement total, des salaires très faibles et aucune liberté de mouvement.
« C’est très dur », confie Arif, dont le prénom a été modifié pour préserver son anonymat. L’ouvrier pêcheur fait partie des cinq Indonésiens de l’équipage, les huit autres sont tous chinois. Les militaires les ont alignés près des filets pour qu’un inspecteur commence le contrôle. À côté des sardines, maquereaux, capitaines, rougets, mâchoirons juchant le sol, des crabes s’agitent, tentant de se dégager de la masse visqueuse de méduses ou de l’encre noire lâchée par les seiches affolées.
« Les chalutiers raclent les mêmes fonds plusieurs fois par jour. Tout l’écosystème est détruit ! », s’énerve Constant Ella, biologiste de l’Agence nationale des parcs nationaux du Gabon. À la vue des minuscules bébés poissons de quelques jours, il se désespère : les thons juvéniles ne sont pas commercialisables. Pourtant, dans les cales crasses du bateau, des caisses pleines de mini-seiches, de capitaines ou de dentis sont prêtes à fournir les marchés chinois et gabonais.
Sur le pont, la biologiste de l’équipe Sea Shepherd, rassemble tous les requins pêchés, une fois de plus « accidentellement ». Certaines espèces sont protégées, d’autres sont bien trop petites pour finir leur vie sur le pont d’un chalutier.
Pendant cette revue macabre, un autre inspecteur des pêches retient le capitaine sur la passerelle pour la vérification administrative. Un peu à l’écart, Arif, cheveux noirs mi-longs, l’air beaucoup plus jeune que ses 28 ans, peut alors raconter les conditions de travail dans un anglais que les petits chefs du bateau ne comprennent pas.
Nous n’avons aucun jour de repos, aucune vacances pendant les deux ans de nos contrats, témoigne-t-il.
Le chalutier bat pavillon gabonais : le grand groupe chinois qui l’a envoyé au Gabon et qui possède des ramifications sur toute la planète, a créé une branche gabonaise. Ses bateaux sortent en mer un mois, rentrent à Libreville, la capitale du Gabon, pour décharger et réparer les filets, puis repartent sur l’océan. Même les deux ou trois jours au port sont loin d’être chômés : Arif et ses collègues nettoient ce qui est possible, rafistolent avec les moyens du bord….
Et sur l’eau, les cadences sont infernales. Levée du filet à 1 heure du matin, 4 heures, 7 heures, 10 heures… toutes les trois heures, de jour comme de nuit, les ouvriers remontent les cordages qui raclent les fonds marins. Le filet déverse capitaines, raies, soles, machoirons, rougets, requins et parfois tortues sur le pont pour que les ouvriers les trient, accroupis sur le sol.
Lorsque tout poisson commercialisable a intégré les cales, Arif prend la pelle et débarrasse le pont des minis raies, méduses et autres crabes indésirables, souvent déjà morts. C’est ensuite la pause. Il reste moins d’une heure avant de recommencer.
Pour aller dans les cabines récupérer un peu de sommeil, il faut passer devant les toilettes, sans porte, donnant directement sur le pont, s’enfoncer dans un couloir étroit et crasseux et descendre un escalier aux parois trouées par la rouille. Dans les cabines, étriquées, les cafards se baladent en terrain conquis. Les couchettes sont trop petites pour s’allonger complètement, mais au moins, ici elles ont des petits tapis de sol. Sur d’autres chalutiers, les ouvriers s’allongent sur des bouts de cartons. « On ne dort pas beaucoup », confirme Arif. L’Indonésien a commencé avec un salaire de 160 dollars par mois. Mais on lui a promis 700 dollars sur ce contrat. Encore faut-il qu’il les touche.
Sur la passerelle, l’inspecteurs a terminé la vérification administrative. Mais il manque une grande partie des passeports et les rares disponibles n’ont pas de visa. Rencontré sur un autre bateau poubelle de la même société, un responsable de la maison-mère assure avec aplomb : « Les passeports sont au bureau à terre, pour pouvoir renouveler les visas dans les temps car nous sommes en sous-effectif. » Plus au nord de la ZEE gabonaise, sur un crevettier tout aussi branlant que le chalutier d’Arif, Assane a une autre version de la rétention des passeports.
« Quand tu arrives, ils prennent ton passeport, ta carte de séjour, et ils les mettent directement dans un tiroir. Tu es coincé, tu ne peux plus partir », témoigne-t-il.
Le Sénégalais de 45 ans avait bien un contrat de deux ans. Mais cela fait maintenant trois ans qu’il trie crevettes et poissons sur ce bateau jour et nuit. « J’aimerais repartir voir ma famille, mais ils ne veulent pas, lâche le grand gaillard, aux larges épaules. Je ne peux pas me rebeller, sinon ils ne me reprendront plus. Et je n’ai pas d’autre issue. » Au Sénégal, Assane a subi quatre ans de chômage. Désespéré, criblé de dettes, il a fini par accepter le chalutage au Gabon, qu’il savait pourtant particulièrement difficile, pour gagner 160 000 CFA (240€) avec un espoir à 260 000 CFA (400€) par mois, si les prises sont exceptionnelles. Il n’a pas vu ses jumeaux de 12 ans depuis trois ans et sa femme lui a annoncé, il y a un an et demi, une naissance… inattendue. « C’est dur, souffle-t-il. Parfois, j’ai mal au ventre. Mais c’est comme ça. » Sur son bateau, sept membres de l’équipage sont Sénégalais, un est Camerounais et un Indonésien. Le crevettier, basé au Gabon, comme le chalutier d’Arif, appartient à une société italienne.
Le Gabon ne compte que trois entreprises de pêche industrielle, deux chinoises et une italienne. Leurs bateaux semblent offrir les mêmes conditions aux pêcheurs que les vaisseaux fantômes qui franchissent les frontières marines sans aucune autorisation. L’esclavage moderne dans la pêche est donc bien un problème massif et global. Les premiers cas les plus flagrants ont été exposés récemment en Thaïlande mais d’autres ont été découverts en Uruguay, en Irlande ou en Ecosse. Et on commence à peine à s’y intéresser.
Rebecca Surtees, chercheur au Nexus Institute, a découvert le phénomène au hasard d’une étude plus large en 2007 sur le trafic d’être humains en Ukraine. « Nous ne cherchions pas avant. Je pense que l’exploitation et le trafic d’être humains dans la pêche ont toujours été là, » assure-t-elle. Le secteur y est intrinsèquement sensible : les pêcheurs sont isolés en mer, avec une possibilité de contrôle sans limite, le travail est déjà très difficile et avec la surexploitation des ressources, les salaires sont devenus la variable d’ajustement. Sans oublier la mondialisation qui envoie des Ghanéens en Uruguay ou des Chinois en Guinée. « Ils peuvent faire plusieurs fois le tour du monde », affirme Rebecca Surtees. Arif a déjà travaillé quatre ans sur d’autres côtes africaines, et deux ans en Uruguay, toujours en total isolement, lui qui ne parle ni français, ni espagnol, ni même chinois. Et ses bateaux ont toujours démontré des pratiques de pêche douteuses.
Aujourd’hui, tout le monde sait que la pêche illégale et le travail forcé sont liés, assure Jean-Marie Kagabo, coordinateur de la lutte contre le trafic d’être humain en mer, du Bureau international du travail.
Il n’est donc pas étonnant que les équipes de l’opération Albacore dénonçant les filets trop petits, la surpêche, ou le trafic d’espèces protégées, se retrouvent confrontées à de l’esclavage moderne sans toujours comprendre, ni pouvoir agir. Car les inspecteurs des pêches n’ont autorité que sur la pêche en elle-même. Il leur faudrait beaucoup plus de moyens et de formation. Un nouveau combat à lancer.