Les forçats de l’étain
Texte : Arnaud Guiguitant
Photos : Guillaume Collanges
Un geyser de boue chaude jaillit soudain à la figure d’Ikran. La tige de forage que l’adolescent de 13 ans guide à la force des bras vient de percer le fond d’une mine immergée, exploitée dans l’ouest de l’île de Bangka, en Indonésie. Trempé jusqu’aux os, il s’agrippe à elle comme un cowboy en plein rodéo afin qu’elle ne soit pas éjectée du puits. A chacun de ses impacts, le radeau, à bord duquel il travaille six heures par jour, tangue dangereusement, manquant de le précipiter à l’eau. Avec son visage de poupon, il fait tellement jeune au milieu des gueules sales des autres mineurs ; mais qu’il est fier, sur son embarcation de fortune, d’en être maître à bord.
« C’est bon, tu peux arrêter de creuser », lui crie son père alors que le ponton, envahi de tuyaux de pompage, étouffe sous l’épaisse fumée noire des moteurs pétaradants. « Ok, j’ouvre les vannes. » A peine a t-il sauté de son radeau qu’il rejoint la rive, grimpant à l’intérieur d’un immense baquet en bois, submergé par un torrent d’eau, de sable et de roches. « Que la chasse commence ! », lance le jeune garçon, gagné par la fièvre d’un métal qui vaut de l’or : la cassitérite, le minerai d’étain. « Je me suis endurci depuis que je suis à la mine. C’est moi qui ai décidé de quitter l’école, personne ne m’a forcé », affirme Ikran, 13 ans.
Au large des côtes de Sumatra, Bangka est devenue en l’espace de vingt ans le nouvel Eldorado des chercheurs d’étain. Chaque jour, ils sont entre 60 000 et 100 000 à exploiter le filon. Aussi grande que la Corse, l’île est connue depuis trois siècles pour la richesse de ses gisements. Découverts par les migrants chinois, ils sont explorés, dès le milieu du 19e siècle, par les colons hollandais qui développent cette nouvelle industrie, en créant leur propre compagnie minière. L’utilisation des premières machines d’extraction à vapeur, puis à moteur, augmente les cadences de production. Les rendements s’envolent au point qu’entre 1880 et 1900, 140 000 tonnes d’étain furent extraites des sous-sols de Bangka et de l’île voisine Belitung.
L’indépendance de l’Indonésie en 1945 ne change pas la donne. Trois compagnies néerlandaises sont nationalisées et administrées au sein d’une seule et même agence d’Etat. L’exploration de nouveaux gisements reprend de plus belle. La période est prospère jusque dans les années 80-90 où le cours de la matière première s’effondre. Les lignes de forage sont à l’arrêt. En cause, la préférence au recyclage de l’étain et à l’utilisation de l’aluminium dans la fabrication des boîtes de conserve.
« A partir de 2000, la tendance s’inverse, souligne Uday Ratno, ancien président de l’ONG Walhi – Les Amis de la Terre. La demande en étain explose chez les fabricants de téléphonie, Apple, Samsung ou Nokia, qui ont besoin du minerai pour souder les composants de leurs appareils dont les ventes augmentent. » Pour le vérifier, il enlève la coque de son téléphone : « Dans un smartphone, il y a entre 1 et 3 grammes d’étain. En 2019, il s’en est vendu 1,4 milliard dans le monde. Vous comprenez pourquoi notre île, qui fournit un quart de l’étain mondial, connaît une véritable ruée. »
Deuxième producteur mondial derrière la Chine (110 000 tonnes, NDLR), l’Indonésie en extrait chaque année 80 000 tonnes, dont l’essentiel provient de Bangka. En sillonnant ses routes, longeant rizières, plantations d’hévéas et champs de palmiers à huile, on mesure l’ampleur du désastre. Les mines se comptent par milliers. Du trou creusé dans le jardin d’une maison aux cratères géants écorchant des vallées entières, il y en a partout : au milieu des forêts, en lisière des villages, dans le lit des rivières, en bord de plage… Selon des études menées par l’ONG Walhi, les trois quarts de la superficie de Bangka et de Belitung sont exploités. Soit 1,2 million d’hectares. En majorité par des compagnies ayant obtenu du gouvernement local des permis d’extraction, mais aussi par des mineurs illégaux travaillant dans des mines désaffectées ou sur des terrains privés. « Les contrôles sont sporadiques et on ne peut pas mettre un policier devant chaque propriété, déplore Uday Ratno. Le pire, c’est que la situation s’aggrave : on estime que chaque année, 5400 hectares de terres agricoles disparaissent au profit de nouvelles mines. »
Accroupi à l’intérieur de son baquet en bois, Ikran a cette dextérité à tamiser le sable comme les chercheurs d’or. Avec ses mains, il le pétrit, le nettoie et le rince jusqu’à faire apparaître dans sa paume une pâte noire de cassitérite. « Je me suis endurci depuis que je suis à la mine. C’est dur, surtout les premiers jours. On peut se blesser ou tomber malade à cause de l’eau », avoue l’adolescent qui prétend avoir quitté l’école il y a deux ans : « Personne ne m’a forcé à l’arrêter. Plus tard, je veux continuer à être mineur. »
Difficile de savoir combien d’enfants creusent les sous-sols de Bangka. La plupart travaillent avec leurs parents, parfois à l’extraction, le plus souvent au lavage et au tamisage du sable. Le dos voûté, Ikran peine à soulever son sac de cassitérite rempli à ras bord. A la revente, ses soixante kilos lui rapporteront dans les 300 euros. Une vraie fortune. C’est un mois de salaire moyen en Indonésie.
Voilà pourquoi on tente tous notre chance, reconnaît son ami, Parhan. Il n’y a qu’à creuser et se baisser. Quand vous partirez d’ici, nous dit-il, prenez la route vers l’ouest et roulez dix minutes. Vous tomberez sur une mine où les récoltes se comptent en centaines de kilos.
La voilà. Aussi grande que cinquante terrains de football. La carrière de Muntok, du nom de la ville où elle est située, fonctionna à plein régime durant dix ans avant que la compagnie qui l’exploitait ne la ferme, faute de rendements suffisants. En partant, elle laissa derrière elle un paysage de désolation : forêts dévastées, cratères gigantesques, vastes plaines mornes et stériles… Les mineurs n’eurent pas recours à des produits chimiques, mais les sols furent si lessivés qu’ils perdirent tous leurs éléments nutritifs. Un chaos minéral, voilà ce qu’il restera ici à jamais. « Bienvenue sur Mars ! », plaisanta notre chauffeur, en nous voyant contempler ces terres martyres, rosies par les premières lueurs du crépuscule. Au fond d’abîmes béantes, une trentaine de mineurs glanent pourtant en toute illégalité les dernières ressources.
Armés de pelles et de pioches, ils creusent le plus profond possible, terrassant des parois instables pouvant les ensevelir vivants à tout moment. « Ne descendez pas plus bas », nous met d’ailleurs en garde Sofiane, 33 ans, alors qu’il rejoint un trou inondé, à quinze mètres de profondeur. Seule sa tignasse noire dépasse maintenant de la surface d’eau boueuse dans laquelle il pompe le sable. « Les conditions de travail sont difficiles, mais cela vaut le coup, admet-il. Avant, j’étais chauffeur routier et je gagnais 200 000 rupiah par jour (13 euros, NDLR). La revente de l’étain me rapporte aujourd’hui cinq fois plus. Grâce à ça, j’ai pu acheter ma maison et je subviens aux besoins de ma famille. » Son projet ? Acheter une pelleteuse, devenir patron d’« un ou deux mineurs » et augmenter ses profits : « Je suis sûr qu’avec cette machine, je pourrais trouver ici entre 300 et 400 kg de minerai par jour. Ça ferait… », il calcule dans sa tête : « …environ 20 millions de rupiah (1300 euros, NDLR). Vous imaginez ! »
Rien ne semble étancher la soif d’étain des mineurs de Bangka. Pas même l’épuisement des réserves sur terre. Deux décennies d’exploitation intense ont eu raison de la ressource, dont les stocks n’excèderaient pas « un million de tonnes », selon Alwin Albar, le directeur des opérations de la compagnie publique PT Timah. Le plus gros producteur du pays, qui extrait près de 30 000 tonnes de minerai chaque année, exploite 500 000 hectares de concessions sur terre et en mer.
L’étude géologique des fonds marins en mer de Java a montré qu’il y avait un vrai potentiel minier. Aujourd’hui 60% de l’étain indonésien provient de mines sous-marines, selon Alwin Albar, le directeur des opérations de la compagnie publique PT Timah.
Navires d’exploration, plates-formes offshore, bateaux-pompes, l’entreprise ne lésine pas sur les moyens. Elle nous a autorisés à monter à bord du KIP 11, une usine flottante de 82 m de long, forant ce matin-là au large de Sungai Liat, dans l’est de l’île. Aux commandes, le capitaine Mysianto. Escorté de plusieurs responsables de l’entreprise, il est chargé de nous faire la visite. Direction le pont inférieur où se trouve le cœur du système d’extraction : une tige métallique, équipée d’une redoutable mâchoire d’acier, est en train de broyer le sous-sol marin. « En ce moment, observe-t-il sur son écran de contrôle, elle creuse à – 18 m de profondeur. Une pompe aspire le sable qui est alors tamisé sur le pont supérieur par des bras mécaniques, reproduisant les mouvements d’oscillation. Grâce à cette méthode, on extrait 600 kg d’étain par jour. »
Ce gisement sera exploité 24 heures sur 24 jusqu’à son appauvrissement. En quittant le bateau, nous repérons dans son sillage une immense nappe de boue, dérivant sur des centaines de mètres. Il s’agit des tonnes de roches et de sable rejetés à la mer après le tamisage. Nous interrogeons alors le capitaine Mysianto sur les conséquences de ce forage sur l’écosystème marin. « Je suis désolée, s’interpose l’attachée de presse de la compagnie. Il ne peut pas vous répondre. Il peut juste vous parler des opérations de forage et non de l’impact sur l’environnement. » Après notre départ, nous serons contactés par le service de presse pour nous préciser que « PT Timah investira cette année 16 milliards de rupiah (11 millions d’euros, NDLR) dans la réhabilitation d’anciennes mines et le repiquage de massifs coralliens. »
Le long de certaines côtes, la pollution, générée par les milliers de bateaux et de radeaux forant les fonds marins, est bien visible. Promenez-vous du côté de Batu Belubang, dans l’est de l’île : les plages de cocotiers, jadis fréquentées par les touristes locaux, sont aujourd’hui désertes, recouvertes de limon sur lequel s’échouent des vagues couleur glaise. En profondeur, les dégâts sont encore plus graves.
L’activité minière produit une sédimentation fatale pour la faune et la flore, déplore Uday Ratno de l’ONG Walhi. En une heure, un bateau-pompe peut rejeter jusqu’à 200 m3 de sable. Il se dépose alors sur les récifs de corail qui meurent asphyxiés. Résultat, les poissons n’ont plus d’habitat et migrent très loin au large.
De quoi susciter la colère des 45 000 pêcheurs de Bangka, contraints d’aller jeter leur filet au-delà des zones de forage. Au village de Matras, les cabanons de pêche sont décorés des pancartes, brandies lors des manifestations organisées devant le palais du gouverneur pour réclamer l’arrêt des mines et la protection du littoral. « On se battra jusqu’au bout pour sauver notre activité, se révolte Darman, 56 ans dont 32 passés en mer. La production de poissons a trop baissé sur l’île. Avant, je pouvais pêcher des dizaines de kilos de calmars et de maquereaux. Maintenant, c’est à peine si j’en prends deux kilos. Je dois m’éloigner des côtes, mais cela coûte plus cher en essence. S’il n’y a plus de poissons, je fais comment pour faire vivre ma famille ? »
Certains ont trouvé la solution : devenir mineur à leur tour. En mer de Java, l’horizon est clairsemé d’anciens bateaux de pêche, reconvertis en usine flottante. Au large de Matras, ils naviguent en grappe, arrimés les uns aux autres afin d’exploiter le gisement sur une plus grande surface. Un salut de la main du chef d’équipage vaut invitation pour monter à bord. « Faites attention à où vous mettez les pieds », nous avertit Hari Putri, ex-pêcheur et mineur depuis dix ans.
Sur le pont, ce qui servait de lieu de stockage du poisson est désormais occupé par les tapis à mailles et les moteurs alimentant les pompes. « L’étain prend moins de place et je gagne beaucoup mieux ma vie », se vante-t-il, en nous montrant un seau de 40 kg de cassitérite. « Ici, le premier moyen de subsistance, c’est la mine, pas la pêche, se dédouane Hacan, qui n’a aucun état d’âme à polluer cette mer qui, il y a peu, nourrissait sa famille : « Je dépensais trop en entretien du bateau alors que mon activité allait mal. A la mine, l’investissement est minime et les bénéfices sont plus qu’intéressants. »
A la tombée de la nuit, la cassitérite extraite illégalement se négocie à l’abri des regards. Soit sur les lieux du forage, soit dans des maisons transformées en ateliers de pesage. Les mineurs y vendent leur récolte à des négociants spécialisés. « 82 000 rupiah le kilo (5,30 euros, NDLR), ça te va ? », propose Alfonso à l’un d’eux, venu avec son sac de minerai sous le bras. Chaque soir, ce grossiste en achète plusieurs centaines de kilos qu’il revendra ensuite à des intermédiaires, travaillant pour le compte de fonderies privées.
Il nous a été difficile d’en rencontrer tant le marché s’opacifie en fin de chaîne de production. Qu’elle provienne de mines légales ou illégales, la cassitérite y est fondue sans distinction et transformée en lingot d’étain. Des lingots dont seule la compagnie PT Timah est autorisée depuis 2016 à exporter afin de limiter la contrebande. « Nous ne travaillons qu’avec des partenaires exerçant en toute légalité », nous a assurés Alwin Albar, le directeur des opérations de l’entreprise. Dans ses hangars où est stocké l’essentiel de la production de l’île, difficile pourtant de connaître l’origine du minerai. Ce matin-là, une cargaison de plusieurs centaines de tonnes de lingots est prête à quitter Bangka. Destination la Chine et la Malaisie, sièges des géants de l’électronique et de la téléphonie.