L’odyssée des pêcheurs sénégalais

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#surpêche
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Depuis dix ans, les pêcheurs sénégalais sillonnent les rives de l’Atlantique Nord pour travailler dans la pêche espagnole, et sur les ports de Bretagne ou de Normandie. En cause : la surpêche qui ravage les côtes du Sénégal.

 

Il est trois heures du matin, la Belladone navigue au large de Lorient, son port d’attache. Cigarette au bec, son capitaine Renaud Yhuel s’active sur le pont avec ses deux matelots, Fabrice et Souleymane, pour extraire les poissons des filets à peine relevés, tout en suivant la cadence de l’enrouleur mécanique.

« Cela devient de plus en plus difficile de trouver des matelots compétents, qui sont là le matin à 2H30 du lundi au samedi. C’est un métier qui n’attire pas beaucoup, grommelle Renaud Yhuel. Ici tout le monde a le même salaire et on ne calcule pas nos heures ! Y’a du monde dans les écoles, mais après y’a personne sur le quai ! Nous on a besoin d’aller en mer pour gagner notre vie. Quand on ne trouve pas de main d’œuvre française, on prend des étrangers, sénégalais ou mahorais, comme dans beaucoup d’autres professions ».

C’est ainsi que Souleymane est arrivé sur le bateau. Matelot discret, il avait déjà travaillé en Espagne dans la pêche à la sardine et à l’anchois, et avait des papiers en règle. Lorsqu’il est venu demander du travail sur le quai il y a trois ans, Renaud l’a embauché sans hésiter : « Les pêcheurs sénégalais sont des gars compétents qui apprennent leur métier très rapidement. Et ils n’ont pas spécialement de vie de famille à terre, ça ne les intéresse pas de rentrer tous les jours chez eux ! ».

 

Souleymane travaille sur la Belladone, un fileyeur lorientais. Il est arrivé en France, il y a cinq ans.
Les pêcheurs sénégalais pallient au manque de main d'oeuvre et disposent d'un permis de travail.
Après 12h en mer, le bateau regagne le port de Keroman.
Souleymane retrouve ses camarades au retour de la pêche.

Sur la Belladone, il n’y a aucune différence entre les hommes à bord, pourvu qu’on ait du cœur à l’ouvrage. « Il y a des gens qui croient qu’on travaille parce qu’on est pauvre, confie Souleymane. On travaille pour pouvoir garder la tête haute. Et avec ce que je gagne ici, je vis bien ici et j’aide ma famille au pays. J’ai quitté le Sénégal pour une découverte, je suis venu pour une aventure et tôt ou tard, je rentrerai ».

En Bretagne, 500 pêcheurs sénégalais travaillent d’un port à l’autre

S’ils font l’aller-retour dans la journée sur les fileyeurs, ils peuvent partir deux à trois semaines en mer, jusqu’au large de l’Irlande ou de l’Ecosse, avec de maigres temps de repos. A cause de cette existence entièrement tournée autour du travail, les sénégalais sont une communauté de travailleurs invisibles, comme Bara Dieng qui remonte les lourds filets gorgés de poisson sur les chalutiers de la Scapêche. Un monde industriel équipé de sonars dernier cri, bien différent des pirogues sur lesquelles il naviguait…

J’ai commencé à pêcher à l’âge de 12 ans. Je voyageais jusqu’en Côte d’Ivoire, en traversant cinq pays, juste en regardant les étoiles pendant la nuit.

Pour rencontrer Bara, il faut par exemple fréquenter l’Orient exotic, une petite épicerie de la rue de Verdun pleine de couleurs et de produits africains… A Lorient, il partage son appartement avec son oncle Adama et son cousin Omar, tous pêcheurs.

« La France est devenue mon deuxième pays, celui où je travaille, celui aussi où je suis venu chercher une vie meilleure et tenter d’améliorer le sort des miens, confie ce jeune quarantenaire. Au Sénégal, je n’arrivais pas à vivre de ma pêche… Alors j’ai pris une pirogue en Mauritanie pour atteindre les Canaries avec mon cousin Omar, puis j’ai travaillé dans la pêche espagnole, et maintenant dans le Morbihan ».

 

Bara fait sa prière du soir dans sa chambre à Lorient.
Sur le palier, les affaires sont toujours prêtes pour embarquer.
Bara et ses amis profitent d'une semaine de pause avant de repartir trois semaines en mer.
Retour au pays
Pirogues sur le port de Joal-Fadiouth au Sénégal.

Joal-Fadiouth est la ville dont sont originaires la plupart des pêcheurs sénégalais installés à Lorient. De retour au pays natal après un an d’absence, Omar le cousin de Bara, rentre au bercail. « Les sénégalais sont des lutteurs et des aventuriers. On les retrouve dans tous les pays voisins et dans les ports, en Espagne, en France, même en Italie, là où il y a du poisson ! », lance Omar Kane, bravache.

Chez les Kane, tout le monde s’affaire pour préparer le thieboudiene, le riz au poisson qui nourrit toute la famille chaque midi… Le repas a cette fois-ci une importance particulière. Omar retrouve sa femme et son fils âgé de quelques mois. Cela fait maintenant douze ans qu’il a quitté le foyer, en passant par la Mauritanie, puis les Canaries. Destination la Corogne, puis Lorient. Un autre frère est parti.

« Au port, toutes les conversations tournent autour du matériel de plus en plus cher et du poisson qui diminue. Beaucoup aimeraient émigrer, ils voient un avenir incertain dans ce métier », déplore Omar.

Joal s’est développée dans les années 70 avec l’arrivée de familles de pêcheurs originaires de Saint-Louis-du-Sénégal, comme les Kane. Située sur un emplacement stratégique de la petite côte, à mi-chemin entre le marché de Dakar et les eaux poissonneuses de la Casamance, de la Guinée, de la Gambie, le port jouit d’une prospérité enviable grâce à la sardinelle, qui se dit Yaboye en wolof.

 

La sardinelle sert de base à la préparation du Thieboudienne, le mérou se faisant rare et cher.

50 000 habitants y vivent aujourd’hui, sérères, wolofs ou peuls venus des campagnes qui dépendent du poisson pour leur survie. « La pêche artisanale est un secteur où tu peux t’intégrer facilement et arriver à vivre au jour le jour, même si le niveau de vie n‘est pas très élevé. Lorsque tu discutes au port, 7 personnes sur 10 vont te dire qu’ils sont arrivés il y a 10 ans. Ils travaillent une saison, font des allers retours, peuvent construire leur maison et nourrir leur famille », explique Omar en se prenant sur le port.

Il y a quelques années, il était impensable qu’un pêcheur puisse revenir les mains vides. L’upwelling, la remontée de minéraux des grands fonds marins, garantissait au Sénégal un trésor halieutique. Mais depuis 2006, la surexploitation guette, principalement à cause de l’exode rural et de la multiplication des pirogues. Ce qui inquiète les mareyeurs comme Diakhate…

« Ces gens que vous voyez, ils viennent partout du Sénégal. On a aussi des burkinabés, des guinéens, des maliens. Ils vont à la pêche, ils passent la nuit, ils passent la journée, ils reviennent, ils ne gagnent rien. Parfois tu vois des gens qui vont à la pêche pendant 15 jours, ils reviennent ils ne gagnent rien. Là actuellement nous avons une mer morte, osons le dire ! Parce qu’on a pêché anarchiquement pendant des années. Tout le monde sait ce qui ne va pas et on est là tous à regarder sans rien dire ».

Principal pilier de l’économie Sénégalaise en termes d’exportations et d’emplois, l’avenir du secteur de la pêche est menacé par la prolifération d’une pêche artisanale non réglementée.

« Sur la sardinelle, on dit qu’on ne doit pas dépasser 250 000 tonnes par an. Si on les dépasse, on est en train de pêcher le stock. Rien qu’à Joal, à temps plein, on en pêche plus de 150 000» , confie Karim Sall, un ancien pêcheur président de l’association pour la promotion d’une pêche responsable (APRAPAM) rencontré sur le port.

 

Débarquement de poisson en provenance de Casamance. Port de Joal-Fadiouth.
Joal est le plus grand port de pêche artisanale du Sénégal. Tout le monde à sa place dans cette chaine économique.
Les porteurs sont payés environ 200 CFA (0,3€) par caisse de 50kg. Plus vite ils font l'aller-retour, plus ils gagnent de quoi vivre.
Les femmes s'occupent de la vente au détail et de la transformation.
Roulés par la farine

Abdou Karim Sall, veut nous montrer ce qui se passe en mer. Dans l’aire marine protégée qu’il a créée, il passe le plus clair de son temps à relever péniblement les filets déposés par les artisanaux. « Au moment où je vous parle, 21 000 pirogues déclarées pêchent sur 718 km de côtes, avec des techniques dévastatrices : filets dormants ou tournants, pêche à la palangre, au harpon ou à l’explosif et monofilament ! Toutes les espèces sont surexploitées ».

Une situation d’autant plus grave, qu’au large existe une redoutable concurrence : celle de la pêche industrielle. A 20 km des côtes, un jeune pêcheur nous montre un bateau hors d’usage : « C’est un chalutier espagnol. Il n’a pas le droit de venir pêcher ici la sardinelle ! C’est notre zone de pêche ! ». Pillé par les chalutiers espagnols, russes, chinois, ce petit pélagique essentiel à la sécurité alimentaire de la région est convoité par l’Europe et l’Asie pour l’aquaculture.

Au port de Dakar, nous avons observé une dizaine de bateaux chinois, sous pavillon sénégalais, ce qui les dispense d’observateurs et de quotas.

Asiatiques ou européens, ces chalutiers empiètent sur les zones de pêche des artisanaux et sous-déclarent leur tonnage ou la quantité de poisson pêché.

Sur toute la côte, des unités industrielles ou artisanales de production de farine de poisson se sont implantées avec des capitaux espagnols, russes, chinois et coréens. Au Sénégal comme dans les autres pays de la sous-région, la Gambie et la Mauritanie, à la manière des comptoirs qui enrichissaient l’Europe du temps des colonies. A l’origine, elles ne devaient recycler que les déchets issus de la transformation. Mais depuis quelques années, elles utilisent aussi du poisson frais, comme la sardinelle.

 

Karim Sall est le secrétaire de l'association des pêcheurs et le président de l'Aire marine protégée de Joal. Grâce à lui, un programme de reboisement a vu le jour permettant de sauver la mangrove.
Au large, ces artisanaux partent pêcher à la senne tournante.
Le groupe surveille l'horizon pour détecter un banc de poissons.
A 26 km de la côte, les pêcheurs artisanaux et les industriels travaillent à moins d'un kilomètre l'un de l'autre. Depuis des années, les pêcheurs artisanaux dénoncent cette concurrence déloyale.

« Les pêcheurs savent que vendre à une usine, c’est plus bénéfique pour eux, alors qu’est-ce qu’ils font ? Ils vont même aller pêcher des juvéniles ! On leur dit : allez-y, pêchez, quelle que soit la production, quelle que soit la quantité, l’usine peut le prendre », explique Gaossou Gueye, président la confédération des pêcheurs artisanaux de l’Afrique de l’Ouest.

A Joal, les femmes travaillent à la transformation. Salée ou fumée, la sardinelle fournit un apport en protéines essentiel dans l’arrière-pays, au Mali et au Burkina Faso. Mais elles ne peuvent rivaliser avec les quantités et les sommes payées par ces usines.

 « Au lieu de satisfaire les besoins d’une population dont la sécurité alimentaire repose sur le poisson et des milliers d’emplois, le Sénégal préfère développer des sociétés mixtes et une industrie de transformation à capitaux coréens, chinois ou espagnols, qui lui imposent en retour une politique d’ouverture à leurs bateaux inscrits sous pavillon sénégalais », affirme Karim Sall, le président de l’association pour la promotion d’une pêche responsable (APRAPAM).

 

Porteur de caisse attendant un débarquement de poisson.
Deux usines de farines de poisson sont implantées à Joal. Leur accès est strictement interdit.
Dans les faubourgs, une immense zone artisanale est consacrée à la transformation du poisson pour l'exportation vers l'arrière pays.
Il n’y a pas de paradis

La pointe de Djifer est un lieu enchanteur. Situé à l’extrême sud de la petite côte, ce petit port de pêche battu par les vents donne accès aux îles du Saloum. De Fadiouth à Djonewar, on y trouve les hommes qui pêchent ou les femmes qui ramassent les coquillages, comme cela se fait chez les sérères depuis la nuit des temps.

C’est la région que Karim a choisie pour intervenir et sauver les mangroves. Avec une petite équipe de jeunes et de femmes, petit à petit, il replante les palétuviers qui permettront au poisson de frayer pour se reproduire et aux stocks de se reconstituer pour la pêche artisanale.

« On est sur une bombe à retardement, on ne sait pas quand est-ce que cela va exploser. Mais si on laisse la nature opérer, les choses redeviendront normales », plaide Karim.

Comme on dit en wolof, Lepou ngepe lou lenou guene, ce qui appartient à tout le monde, n’appartient à personne ! L’océan est un bien commun qui pourrait donner à tout le monde de quoi vivre. Sauf qu’à Joal, au contraire, la concurrence s’exacerbe et chacun veut sa part du gisement. Jusqu’où ira cette fuite en avant ?

 

Quasiment tous les pêcheurs utilisent des filets en nylon, même s'ils sont officiellement interdits. Ils coûtent moins cher et capturent plus facilement les poissons.
Toute la plage de Joal est occupée par des pirogues. Elles sont restaurées environ tous les ans.
A Djifer, le retour de pêche est très rude. Alphang Sarr, prépare un nouveau filet de 800 mètres pour accroitre ses chances de prise.
Si rien n'est fait pour réguler la pêche et gérer les stocks dans les eaux sénégalaises, l'océan risque de devenir un "désert liquide", selon Karim Sall, secrétaire général de l'Association des pêcheurs de Joal.

Alfang Sarr, un pêcheur de Djifer, est amer. La pression sur la ressource est si forte qu’il doit aujourd’hui aller dans les pays voisins, s’il veut trouver du poisson pour gagner sa vie. Et malheureusement, là-bas, il n’y a plus de paradis…

« En Gambie, nous avons ramené trois caisses qui ont rapporté 20400 francs CFA. Pour partir à la pêche, il te faut 50 000 francs CFA d’essence pour 100 litres. Je n’ai pas atteint le revenu dont j’ai besoin et nous sommes trente dans ma famille ».

La pêche en Mauritanie est devenue très compliquée. Les gardes-côtes tirent désormais à vue : un pêcheur a été abattu fin janvier 2019. Le frère d’Alfang a décidé de rejoindre le Maroc, avec l’espoir d’atteindre l’Espagne. « Il est parti sans me prévenir, alors que j’avais créé un emploi pour lui pour qu’il reste travailler avec moi. Aujourd’hui, je suis sans nouvelles de lui ».

La vague à l’âme, les pêcheurs sénégalais sont devenus des réfugiés écologiques. Après l’Afrique, ils s’aventurent aujourd’hui partout en Europe, de l’Espagne à l’Italie en passant par la France, là où il reste encore du poisson. Prêts à lutter et à braver les éléments, pour traverser les frontières.

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